« La négriétude ne laisse plus aux Africains le choix de l’inertie »

Ordonné prêtre en novembre 2001, le père Barnard De Ngué N’Guessan est prêtre à Bouaké (Côte d’Ivoire) après une licence en exégèse au Studium Biblicum Franciscanum de Jérusalem (2014). Dans son premier livre, un recueil de poèmes, fruit d’une longue réflexion, il revient sur le concept de « négriétude ».

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le concept de la Négriétude ?

La Négriétude est un concept qui évolue et devient désormais une philosophie au sens large du terme, une nouvelle manière de vivre au travers duquel l’Homme africain est mis face à ses responsabilités afin de se prendre en charge devant tous les défis du monde actuel, c’est en fait une nouvelle manière de vivre et d’assumer son existence.

Elle naît du regard porté sur la société africaine, et du constat qui révèle un certain nombre de difficultés majeures que rencontrent certains pays africains. Le résultat est que, bon nombre de ces pays africains connaissent une forme de « retard » dans cette globalisation mondiale, que certains de nos contemporains appellent le sous-développement. Pourquoi nos pays africains ne sont pas politiquement stables ? Pourquoi la démocratie qu’on a voulu copier et qui devrait participer au bien-être de tous est devenue une forme de monarchie ethnique ? Pourquoi le système éducatif mise en place dans nos écoles n’est pas en adéquation avec les défis qui nous attendent demain ? Pourquoi est-ce qu’il y a cette partialité dans la redistribution des biens de nos pays ?  Pourquoi est-ce que l’on ne valorise pas l’effort du travailleur en le rétribuant à sa juste valeur ? Pourquoi est-ce que ces intellectuels souvent formés dans les universités étrangères qui devraient être pour nous des « phares-directeurs » n’arrivent pas à sortir le peuple de cette hypnose endémique ?  (Cf. le poème intitulé Le pouvoir- la puissance- l’argent)  

En guise de réponse certains, à travers des écrits et des arguments bien soutenus, rejettent la faute sur les classes dirigeantes de nos pays mais une fois au pouvoir, ils ne font pas mieux que leurs prédécesseurs.

D’autres plus nostalgiques imputent la faute à la colonisation ou au néocolonialisme et à leurs conséquences…Mais répondre ainsi, n’est-ce pas une démission de notre part ? N’est-ce pas une fuite en avant de nos responsabilités surtout que nous sommes tous fiers de célébrer chaque année « l’indépendance » de nos pays.

Ils sont aussi nombreux ceux qui confrontés à ces difficultés ne savent que penser ou ne savent que faire parce qu’impuissants devant cette situation pénible.

La Négriétude comme nous l’avons déjà signifié, entend aider l’homme africain à trouver en lui-même et par lui-même des solutions à ces fléaux qui minent sa société. Ce n’est pas tout à fait un concept extérieur à la personne du Noir, mais c’est une manière nouvelle d’être, une manière nouvelle de vivre, une nouvelle manière de se comporter, une nouvelle manière de réfléchir, une nouvelle manière de travailler… qui favoriseront son épanouissement et son bien-être. C’est en clair, s’assumer et assumer son existence, une étape fondamentale qui lui permettra d’affronter ses propres problèmes et de faire ce sursaut qualitatif dans l’avenir.

Cela passe d’abord par ce que nous avons appelé dans l’avant-propos du recueil de poèmes sur la Négriétude, par une « une introspection réflexive » qui permet à l’homme africain de prendre conscience de ses valeurs intrinsèques, de son histoire, de ses potentialités et ensuite par ce que nous avons encore appelé l’« obligation-coercitive », c’est-à-dire l’action à mener afin de trouver lui-même des solutions à tout ce qui empêche son épanouissement. Tout l’ensemble se présente comme un impératif pour lui, dans le moment présent et illico. L’homme africain semble avoir perdu assez de temps en s’investissant dans le dilatoire. C’est donc le moment d’arrêter de jeter la pierre aux autres (colonisation ou néocolonialisme…), et de se remettre en cause. Personne ne viendra bâtir une société équilibrée à notre place, personne ne viendra semer la paix entre nous, personne ne vendra nous enseigner à pratiquer la justice entre nous, personne ne viendra nous dire d’arrêter la corruption, personne ne viendra éduquer nos enfants, personne désormais ne portera nos intérêts dans son cœur. C’est à nous africains que cela incombe, c’est bien à nous de prendre en charge tous ces aspects de notre vie.

Cela va donc au-delà du concept de la Négritude ?

Bien sûr que la Négriétude va bien au-delà du concept de la Négritude ; cette dernière face à la colonisation et à certains préjugés que l’on se faisait sur l’homme africain, était dans une position surtout défensive. La Négritude a fait son travail de défendre les valeurs de la culture africaine, tout en aidant aussi le Noir à s’accepter tel qu’il est. Comme nous l’avons souligné dans l’avant-propos de notre recueil de poèmes, la Négriétude certes prend racine dans l’humus de la Négritude mais va au-delà en demandant aux Africains de prendre désormais en main leur « destin », leur avenir ; elle les pousse dans une forme « d’obligation » à agir, à aller de l’avant. La Négriétude ne laisse plus aux Africains le choix de l’inertie ; c’est un impératif pour eux de faire ce sursaut ou ce pas en avant. L’Africain a perdu trop de temps dans une forme de sommeil et d’engourdissement, désormais, il n’a plus de temps à perdre, l’Africain doit se réveiller et opérer ce changement qualitatif dans tous les secteurs de la vie. Il doit pour ce faire avoir pour terreau sa culture, regarder autour de lui, s’ouvrir aux autres cultures, entrer en dialogue avec elles pour puiser ce qui pourra nourrir sa nouvelle manière d’être et de vivre. La Négriétude se situe dans le prolongement de la Négritude, elle se présente comme son accomplissement. Les questions fondamentales auxquelles répondait la Négritude ne sont plus tellement à l’ordre du jour ; il y a aujourd’hui des questions actuelles, des problèmes que rencontrent nos sociétés et qui demandent à être résolus. La Négriétude permet à l’Africain de les affronter avec courage et abnégation de sorte à transformer positivement son environnement.     

Finalement, vous évoquez un réveil, une forme de résurrection de l’homme africain ?  

Oui c’est vraiment une forme de réveil comme vous le dites, une forme de résurrection ; aujourd’hui la société africaine a tellement de défis à relever, sur tous les plans : sur le plan de ce que j’appelle le « vivre-ensemble », sur le plan de l’éducation, de la santé, de la distribution équitable des ressources… il y a tellement de défis. Malheureusement, sous le manteau de la dite « démocratie » on a développé le népotisme, la corruption a investi le domaine de recherche de travail, on a légalisé l’incompétence dans certains postes professionnels, le système éducatif est laxiste et inadapté, le système sanitaire est d’une porosité telle qu’il laisse infiltrer des médecins incompétents qui mettent en péril la vie des citoyens. Cet éveil de l’homme africain, doit passer par une forme de « métanoia » de l’Africain (transformation profonde de l’être), à laquelle ajouter le besoin d’une catharsis de sa mentalité communautaire (purification), afin de définir les nouveaux enjeux de la société et de transformer son environnement. Comme je l’ai déjà dit, c’est désormais à lui de prendre son destin en main, de se prendre en charge, de trouver les instruments qui lui permettront d’aller de l’avant.

Juste une petite parenthèse : quand j’étais au collège, et au moyen-séminaire, nous apprenions l’histoire, l’économie et la géographie de tous ces pays qui ont réussit une belle forme d’intégration et de cohésion nationale. La pensée qui m’a toujours habitée était de faire comme eux. «  Faire comme eux », c’est-à-dire écrire notre propre histoire en prenant en compte nos valeurs et celle des autres qui nous sont conformes. 

Cela résonne-t-il avec votre ministère de prêtre ?

J’estime que l’Église experte en humanité malgré les défauts de certains de ses membres, a toujours eu ce rôle d’éveilleur de conscience, et je voudrais en tant que prêtre de Jésus-Christ m’inscrire dans cette dynamique déjà tracée par l’Église.  Accompagner c’est aussi conseiller, c’est éclairer, c’est soutenir et surtout prier pour que le processus de la Négriétude arrive à terme. Les acteurs principaux sont les laïcs (comme nous le rappelle le concile Vatican II à travers la Congrégation pour la doctrine de la foi, dans ses notes doctrinales concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique). On pourrait ajouter toutes les personnes de bonne volonté qui ont en elle ce grand désir de transformer le monde avec l’inspiration de la lumière du Saint Esprit. L’Évangile nous révèle que le Christ en guérissant les malades a toujours pris en compte toutes les dimensions de l’homme (dimension corporelle et spirituelle). En effet l’homme ne peut pas être totalement épanoui si l’une de ces dimensions est affectée.

Je suis fortement marqué par la situation difficile que traversent nos différents pays africains et j’ai cherché à analyser en profondeur le problème. Ne voulant faire  de procès à qui que ce soit, je souhaite apporter ma minuscule pierre de  construction à l’édifice d’une société de rêve. Je souhaite contribuer à l’émergence d’une société africaine plus juste. Et même si je porte deux « casquettes » indissociables : celle du prêtre pasteur que je suis et celle du citoyen lambda de mon pays, je ne dois jamais oublié cette grâce du sacerdoce que Dieu m’a donnée ; les poèmes intitulés « Ou est-il ton Dieu ? », « Maranatha Esprit saint » et le « Don de soi » en sont la preuve incontournable. Je dois être un pasteur ouvert au dialogue avec mes frères et sœurs, je dois travailler main dans la main avec eux, choisir avec eux les meilleurs chemins qui nous permettrons de nous réaliser. La Négriétude demeure ainsi pour moi le moyen sûr de la réussite.       

Pourquoi avoir choisi la poésie pour parler de ce concept ?

J’ai choisi la poésie parce que j’estime qu’elle est le moyen efficace de véhiculer mes idées, mes aspirations profondes. La poésie me permet de mettre au jour une forme, un  « concentré » de réflexions inépuisables. Je voulais en quelques mots susciter la réflexion, bousculer les consciences, provoquer la discussion (cf. le poème Intitulé « Nègre »), ouvrir des voies nouvelles pour un engagement fructueux de mes frères et sœurs, et pour toutes les personnes qui liront ces poèmes.  

La poésie mettant en exergue, les sens, le rythme, les formes (cf. poèmes intitulé « Écoute petit-fils », « Ronde des jours »…), m’a aidé à m’exprimer, m’a permis de faire voyager le lecteur dans cet univers africain et à le plonger

« Dans cette nébuleuse que l’œil ne peut apprivoiser,

Dans ce murmure que l’ouïe ne peut discerner,

Dans ce climat qui (lui) est inconnu, étranger, …. »

(cf poème intitulé « Je me souviens »)

Le rythme est toujours présent dans la culture africaine comme une composante fondamentale. Il est ressenti dans mon recueil, dans la forme des poèmes : vous trouverez des poèmes à strophes et vers classiques, des poèmes en prose ou vers libre, et un poème à vers mobile (cf. poèmes intitulé « Où est-il ton Dieu » ?) . Je souhaite ainsi que le message de la Négriétude puisse trouver un écho favorable auprès de toute personne animée de bonne volonté, afin que nous puissions opérer cette avancée majeure.

Peuples du Monde n°485

 

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