Historien et chroniqueur dans notre revue, le professeur Jean-Dominique Durand a publié un essai sur les apports du christianisme à l’unité de l’Europe. Nous lui avons demandé ce qu’il reste, aujourd’hui, de ces apports et dans quelle mesure le christianisme continue de contribuer à cette unité européenne.
Benoît XVI rappelait que le christianisme n’est pas une religion européenne, mais « c’est en Europe qu’il a reçu son empreinte culturelle et intellectuelle historiquement la plus efficace » (Pape Benoît XVI, L’Europe de Benoît). L’Europe a-t-elle des racines chrétiennes ?
Pour les papes du XX° s., l’Europe, malgré ses faiblesses et ses folies, ses crimes et son détachement de la religion, reste le lieu où le christianisme a connu son premier développement, où se situe Rome avec les tombeaux de Pierre et de Paul, où réside le successeur de Pierre. L’Europe a d’une manière évidente, des racines chrétiennes, mais pas seulement. Benoît XVI insistait sur la triple rencontre entre Jérusalem, Athènes et Rome, « entre la foi au Dieu d’Israël, la raison philosophique des Grecs et la pensée juridique de Rome. Cette triple rencontre forme l’identité profonde de l’Europe », comme il le dit à Berlin, dans son discours devant le Bundestag en septembre 2011. Il soulignait ainsi le poids en Europe des héritages de la pensée grecque et romaine et du judaïsme En fait Benoît XVI renversait à juste titre la proposition : le christianisme s’est répandu à travers le monde, mais ses racines sont en Europe. C’est moins l’Europe qui a des racines chrétiennes, que le christianisme qui a ses racines en Europe.
Dans votre dernier essai, vous citez le poète Goethe (« la langue maternelle de l’Europe est le christianisme »), l’historien René Rémond « l’Europe a la particularité d’être l’unique continent entièrement christianisé »), malgré la pluralité des religions sur le continent européen, considérez-vous que le christianisme a pu créer une certaine unité en Europe ?
Avec sa christianisation, le continent a acquis une réelle unité sur le plan des paysages : les monastères, les églises, les croix le caractérisent. Paul VI disait que l’Europe est née de la Croix, du Livre et de la charrue, triptyque qui rappelle l’œuvre des monastères, notamment bénédictins, sur les plans spirituel, culturel et économique : l’Ora et labora c’est à dire la conjonction de la contemplation et de l’action sociale. Mais l’unité vient aussi d’une certaine idée de la personne humaine. Paul VI le disait encore en rappelant au Conseil de l’Europe en 1977, que l’Europe « conserve une responsabilité particulière pour témoigner, dans l’intérêt de tous, de valeurs essentielles, comme la justice, la dignité personnelle, la solidarité, l’amour universel et réciproque ». Ces valeurs proviennent du christianisme. Chacun de ces termes pourrait être longuement analysé, du fait de leurs conséquences sur l’organisation de la société.
Le mot « Europe » a été utilisé pour la première fois par le pape Nicolas V en 1453, est-ce le début de la conscience européenne ?
Le nom Europe aurait été utilisé par le pape Nicolas V en 1453 après la chute de Constantinople, pour exprimer la nécessaire union des forces chrétiennes face à l’expansion de l’islam. Europe signifie alors Chrétienté. Lorsque le roi de Bohême Georges Podiébrad (1420-1471) propose en 1464 un projet de « communauté » européenne, il s’agit de résister aux Ottomans et d’identifier Europe et monde chrétien. Le problème pour l’Europe d’aujourd’hui, où l’Europe ne s’identifie plus au christianisme, est de créer les Européens, forts d’une conscience européenne.
En lisant votre essai, nous sommes frappés par une construction concrète de l’Europe : le développement des routes pour favoriser les pèlerinages, l’essor des universités et des cathédrales… Pourquoi avons-nous perdu l’impression que l’Europe est concrète ?
Mais l’Europe est très concrète ! Lorsque le 9 mai 1950, Robert Schuman proposa à des pays exsangues, qui sortaient à peine de la guerre, de mettre en commun le charbon et l’acier, les produits indispensables pour construire une économie de guerre, c’était très concret : il s’agissait d’empêcher tout retour à l’usage des armes et de créer ainsi un destin commun. Comment organiser un continent fait de nations aux cultures, aux langues, aux traditions, aux évolutions historiques diverses, sans mesures concrètes ? Le parlement européen est une institution concrète, tout comme est concrète l’élaboration d’un avion européen, l’Airbus. Les exemples sont innombrables.
A la fin de la seconde guerre mondiale, des hommes politiques chrétiens (Adenauer, De Gasperi, Schuman) ont œuvré pour la construction de l’Europe autour de deux théologies dites-vous : la paix et la personne. Pouvez-vous nous expliquer ?
Il faut distinguer les responsables politiques et les théologiens. Au lendemain de la guerre, l’Allemagne, la France et l’Italie se sont donnés comme dirigeants, des hommes politiques catholiques, Konrad Adenauer, Robert Schuman et Alcide De Gasperi. Tous trois étaient issus de régions de frontières, la Rhénanie, la Lorraine, le Trentin. Tous trois connaissaient le caractère relatif des frontières, dont le tracé doit beaucoup aux hasards des batailles. Schuman était né allemand en 1886 et n’était devenu Français qu’en 1919 ; De Gasperi était né autrichien en 1881, et n’était devenu Italien qu’en 1919. Ils savaient aussi très concrètement ce que représentait la guerre en termes de souffrances et de destructions. Leur démarche européiste était le fruit de ces expériences communes. Leur préoccupation à l’issue de l’épouvantable Deuxième Guerre mondiale, était de tourner la page des guerres et de construire un destin de paix.
En même temps, cette détermination politique prenait appui sur une foi chrétienne profonde. Ces hommes se nourrissaient de l’Évangile, des encycliques pontificales, mais aussi des théologiens et des philosophes comme Jacques Maritain. De ces textes émergent les théologies de la personne et de la paix. Jésus impose de construire la paix. La doctrine sociale de l’Église place la personne au cœur de toute construction politique et sociale. Ces deux termes, la personne humaine et la paix sont les fondements de la construction européenne pensée à partir de 1945.
Votre conclusion est mitigée. Notre patrimoine commun européen est-il menacé ?
Il est un fait que l’Europe s’est nourrie du christianisme, qui a assuré au contient une certaine unité. Mais le christianisme est lui-même très divers, et que l’Europe est faite de mémoires différentes souvent conflictuelles. La diversité fait partie du patrimoine commun européen. Edgar Morin parle de l’Europe comme d’un « bouillon de culture », il évoque aussi un « tourbillon culturel ». Cela ne signifie pas que le patrimoine commun hérité du judéo-christianisme est menacé. Il s’appuie toujours sur les valeurs clés que sont la paix, la dignité de la personne, d’où tout découle. Le défi est de faire vivre ensemble les différences. Ce défi est aujourd’hui accentué par le fait migratoire qui amène en Europe des populations venues de loin, venues d’autres cultures.
L’Europe n’a-t-elle que des défauts ?
L’union Européenne a-t-elle des défauts ? Certainement. On les trouve facilement dans le fonctionnement parfois illisible des institutions communes. Mais faut-il pour autant rejeter cette formidable construction ? Les critiques sont alimentées en permanence par l’inconscience de nombreux hommes politiques qui, par lâcheté ou stupidité, refusent trop souvent d’assumer leurs responsabilités devant leurs électeurs, et attribuent leurs échecs à l’Europe. N’oublions jamais que l’unité européenne est une extraordinaire aventure unique dans l’histoire des hommes. Jamais dans l’histoire, des peuples séparés par leurs langues, leurs cultures, par des conflits séculaires, n’ont réussi à entamer des processus de rapprochement, de réconciliation, de mise en commun de productions économiques, pour aboutir à une unité organique. Celle-ci est évidemment imparfaite, elle est surtout inachevée.
Que faut-il faire pour relancer la construction européenne ?
Relancer la construction européenne passerait par un approfondissement de la construction européenne, en s’appuyant sur un noyau dur des nations les plus convaincues, de même qu’en 1950, l’Europe a commencé avec six pays seulement. Sans doute a-t-on trop privilégié l’élargissement au détriment de l’approfondissement.
Relancer la construction européenne passerait aussi par une meilleure association des peuples au processus unitaire, à travers la mise en place d’un vrai fédéralisme. Aujourd’hui Bruxelles donne l’impression d’une forme de centralisation, avec des mesures qui paraissent localement souvent étranges pour ne pas dire absurdes, en tous cas déconnectées des réalités. Les États-Unis, la Suisse, sont des pays très divers en leur sein et très unis en même temps. Ce sont des États fédéraux.
Que pouvons-nous faire nous citoyens catholiques et européens ?
Prendre l’Évangile au sérieux, être des femmes et des hommes de paix et d’ouverture sur toutes les altérités. Autrement dit, être pleinement chrétiens et Européens. Surtout, participer aux débats, et voter, afin de contrer les démagogues et les porteurs de fausses nouvelles.
Les programmes Erasmus, Voltaire connaissent un véritable succès. Faut-il davantage de politique d’échange, d’engagement européen ?
Tout ce qui permet de connaître l’autre, d’aller vers l’autre, de parler des langues et de s’imprégner des cultures, doit évidemment être encouragé. L’Union Européenne a mis au point des programmes qui permettent ces échanges. Il faut les poursuivre, et aussi en élargir les bénéficiaires. Par exemple serait-il bon de ne pas se limiter aux étudiants, mais en faire bénéficier aussi les apprentis.
Aujourd’hui, celui qui parle le plus et le mieux de l’Europe est le pape François. L’Eglise ne peut pas rester insensible au sort de l’Europe ?
Le pape Benoît XV (1914-1922) a défini l’Europe comme « le jardin du monde ». Elle est le jardin de l’Eglise. Jean-Paul II disait qu’elle y a « favorisé la dignité de la personne, source de droits inaliénables. De cette façon, l’Église, dépositaire de l’Évangile, a concouru à diffuser et à consolider ces valeurs qui ont rendu universelle la culture européenne » (Ecclesia in Europa, 2003). Tous les papes depuis 1945 ont encouragé la construction d’une Europe unie, ils ont déploré les retards et les échecs comme celui de la Communauté Européenne de Défense (CED) en 1954, ils se sont réjouis des progrès tels que l’Europe verte ou la monnaie unique. Le pape François s’inscrit donc dans une continuité. Il est le deuxième pape à avoir reçu, après Jean-Paul II, le Prix Charlemagne. Premier pape latino-américain, venu du bout du monde, comme il le dit lui-même, très fortement marqué par son expérience de l’Amérique Latine, par son choix de se référer à François d’Assise, il se rattache à la vieille Europe.
Propos recueillis par Julien Serey
Peuples du Monde n°484